SNAPSHOTS

Série évolutive / update 12/01/2024

SNAPSHOTS #1
Deux femmes, à Berne. L’âge des grand-mères. À la cafétéria d’une Migros. Une belle lumière sur elles. Point d’achoppement pour l’oeil.

Des travaux à gauche. Des chariots pour le retour de plateaux à droite.

Un doux brouhaha.

« Ah ! AHAHAH ! » Un groupe d’hommes, cinq, s’esclaffent derrière moi.
Le Bärndütsch assure un exotisme à bon prix. La langue de Goethe; mais presque.

Étonnant malentendu: nous les Romands avons appris un idiome, loin d’être celui du cœur pour nos compatriotes d’outre-Sarine.

Peut-être vient-il de là ce fossé imaginaire qui nous sépare ? Nous ne nous parlons pas de fond de l’âme à fond de l’âme.


SNAPSHOTS #2
Elle surgit dans un rayon de soleil. Un soleil de cuivre. Il est midi et demi, la lumière d'hiver est teintée de jaune.

La neige crisse sous les pas. Le Léman dans le dos, tout comme son snowboard.

Encore quelques encablures, puis la descente.


SNAPSHOTS #3
Une pause dans l’espace-temps au coin du feu.

Une petite boule d’énergie de 5 ans s’arrête et me scrute le visage, entre ombres et lumières, révélé de l’obscurité au gré de la danse des flammes.

Une contemplation furtive qui semble s’ouvrir sur l’infini.

Comme une plongée dans la nuit des temps, lorsque nos ancêtres se réfugiaient au fond des grottes afin d’y mener des cérémonies oubliées, mystérieuses, et pourtant qui parlent à nos tripes.


SNAPSHOTS #4
Regard désespéré croisé furtivement.

Il sort d'un pas pressé, puis s'arrête net à quelques mètres, son billet de loterie à la main.

Regard désespérant, malaise, contagieux, tristesse d'une époque qui pousse les êtres humains à placer tous leurs espoirs dans un ticket à gratter.


SNAPSHOTS #5
Le vélo arrive au feu rouge, suivi d’un flot insondable de grossièretés. Le nouveau carrefour a été revisité, une bande cyclable fraichement ajoutée qui coupe la route.

Un gros homme, au volant d’un gros 4x4, qui tire une grosse remorque, tractant une grosse voiture de rallye, hurle à s’en faire exploser sa grosse tête rouge sur le cycliste éberlué.

La fripouillerie du deux-roues ? Avoir freiné pour s’arrêter au sémaphore, rouge lui aussi, se trouver sur le chemin d’un homme pressé, conduisant un attelage d’au bas mot trois tonnes de ferraille et pas moins de certitudes funestes.

Prendre tout cela comme une grosse blague !


SNAPSHOTS #6
Un père et sa fille marchent sur la rivière gelée, comme des aventuriers dans un film.

Ils sont en léger contre-jour, leurs silhouettes flamboyantes, qu’un soleil couchant a embrasées.

Le calme règne en maitre sur ce paysage encapsulé dans la glace. L’astre couchant réchauffe les visages. Le temps s’écoule au ralenti.

Soudain, tout va vite. Le crépuscule. Et bientôt, le froid vient piquer les os. Les nôtres, bien vivants et sensibles au monde, tout comme ceux charriés par cette rivière de montagne, gisants parmi les galets de molasse.

La même matière blanche, du phosphate de calcium, animée d’un côté, passive de l’autre, bercés d’illusions ou empreints de certitudes.


SNAPSHOTS #7
Les machines clignotent dans la pénombre de la chambre d’hôpital. Un bip régulier vient ponctuer le temps suspendu. Il est là, sur son dernier lit. Ce seront nos derniers instants. Je passe des heures à l'observer en silence.

Fragile. Il était jadis cet homme avec sa grosse voix et sa grande moustache fournie, un roc. Il me fait penser aujourd’hui à un petit oiseau tombé d’un nid. Fragilité, douceur, tristesse infinie, tout cela se mélange maintenant, en cet instant d’une densité insondable.
 Les appareils qui l’entourent ne le sauveront pas. Ils n’enlèveront pas non plus les larmes de nos yeux. Personne n’est dupe.

Voir mourir son père ; voir naitre son fils. La même fragilité, exactement la même intensité.

Arriver et partir, incroyable de ressemblance.

Entre ces deux rendez-vous de l’existence, ne pas se laisser emporter par ce qui n’a guère d’importance. Écouter au plus profond de son cœur : là résident les choses essentielles. Vivre, exister, aimer, pleurer aussi; présent.

C’est tellement simple que tout le monde le sait.


SNAPSHOTS #8
Visite solitaire au lendemain de la cérémonie.

Trois hommes sont au travail. De la terre, trois très gros sacs portés par une petite grue, et un cadre en béton.

Un des hommes saute à pieds joints sur la tombe de mon père, pour tasser le tumulus.

Trois respirations à plein poumons; ainsi va la vie, ainsi va la mort, ainsi va le monde.


SNAPSHOTS #9
Les gens sourient. C’est l’été. Il fait chaud. Très chaud. L’ambiance est à la fête, la décontraction, l’insouciance, l’inconscience.

Le tram suit sa course, paisiblement le long des arcades.
Tranquillement, personne ne court. Gentiment, pas un mot plus haut que l’autre.

La forêt brule depuis 4 jours, loin d’ici. Pour l’instant, il fait juste chaud. Trop chaud. Mais c’est l’été. Et l’été, les gens sourient.


SNAPSHOTS #10
Bien placé, ce fast-food tient des promesses que tout amateur de burger ne saurait ignorer. Mais une fois entré, c’est un univers parallèle qui s’ouvre subtilement, presque sans que l’on puisse s’en rendre compte, une glissade dans une autre dimension.

La lumière forte et blafarde à la fois crée un espace sans ombre. Tout est visible, l’œil est emprisonné dans un réel pornographique. Tout est montré. Impossible de se soustraire de la scène.

Deux jeunes hommes se tiennent face à face. Leurs plateaux sont bien fournis. Ils mangent sans échanger la moindre parole, sans se regarder, parfaitement stoïques.

L’un des deux se lève. Il ramène quelque chose du comptoir qu’il partage aussitôt avec son acolyte.
Sans doute ces deux-là dialoguent-ils par télépathie ?!

Leur repas se poursuit ainsi, et le barouf ambiant masque le bruit des frites englouties par poignées dans les gosiers mécaniquement munitionnés.


SNAPSHOTS #11
Une petite route sur la gauche. Suivie pendant une dizaine de minutes. Là, un coin plat. S’y essayer. Presque horizontal. Ce fera l’affaire.

Le printemps timide laisse comprendre que la nuit sera fraiche. Un vent modéré souffle dans les arbres. Vérifier si une branche pourrait tomber sur la caboche. Petite attention relevant du quasi toc. L’admettre. On est comme on est.

S’il y a bien une liberté, c’est celle-ci: s’arroger le droit de s’arrêter où bon vous semble pour passer la nuit. Une liberté que ne nous envie pas une seconde le reste du monde sauvage.

Une lingette et un mégot ramassés. Un autre réflexe tocesque. N’avoir aucune vergogne à fustiger ceux qui vous ont précédé, pour n’avoir pas su laisser l’endroit exempt de ces témoignages d’un passage humain.

Et mettre les déchets récoltés dans la poubelle, tout en ayant cette idée totalement loufoque que cela fera du bien à son « karma ». On ne se refait pas. L’âme d’un pirate, dans le corps d’un brave type. Toujours mieux que l’inverse.


SNAPSHOTS #12
Une paire de minutes se sont écoulées. Le boulanger tarde à venir. Le fracas dans l’arrière-boutique indique sa présence. 




Un homme apparait devant la porte. Il reste à l’extérieur, derrière moi. 

J’essaie de fraterniser dans l’attente. « Oui, il y a du bruit au fond, le boulanger ne va pas tarder ».


Pour réponse, l’homme hausse les épaules en levant les yeux vers le ciel, deux fois, sans un mot.




Le boulanger arrive. Expression neutre. Économies des paroles.

Il me livre un pain rustique qui me nourrira plusieurs jours. 
Je le remercie, et quitte cet endroit empreint d’une rancœur villageoise qui m’échappe. 




Pourtant, qu’il est charmant ce petit patelin du centre de la France.

Il y règne comme une lourdeur indicible « post-quelque chose ». Humeur d’une époque. Nous sommes au pays des volcans. Ça gronde en profondeur. On l’entend, on le sent. On ne sait pas trop quoi au juste. Juste une lourdeur indicible, un océan de lassitudes. Comme s’il allait se passer encore quelque chose. La goutte qui fait déborder le vase.
Les fous soufflent sur les braises.
Au pays des volcans, il n’y aura que des perdants.

SNAPSHOTS #13
Bang big crunch.

Très chic, une belle dame fait marche arrière sur un parking.
Elle manœuvre son SUV Mazeratti, discute avec sa passagère, toutes dents dehors, blanches et alignement parfait. 

Une bulle dorée.

On peut les voir, fières, dans leur cocon de verre et de fer: 5m de long, 1,98 de large, 1,68 de haut, pour 2,1 tonnes.

De quoi peuvent-elles bien parler ces femmes, au volant de leur monstre fétiche à 4 roues ?
Que peut-il bien y avoir tapis, mère de toutes les peurs, au tréfonds de leurs âmes ? Où se terre-t-il ce petit être égotique, tremblant, fragile, offert à toutes les illusions, effrayé par d’autres hypothétiques monstres, invisibles, que l’on crois deviner, oh ! que vous avez de grandes dents, cachés sournoisement dans l’obscurité de notre ignorance ?
 


La nuit s’installe, la pluie, les vélos fusent sur le bitume détrempé. Ils y laissent des empreintes de pneus qui disparaissent instantanément. Cet instant furtif fait place au suivant. Chacun retourne à ses affaires, chacun dans sa bulle aveugle.

Sur la même planète, mais dans des réalités parallèles.
De plus en plus déconnectés, les uns des autres, les autres des uns, bientôt il sera difficile de s’entendre.

Comme dans l’univers en expansion, dans notre monde, un vide galactique s’installe entre les gens. Bientôt, le silence intersidéral.

Et les bulles, dorées au non, un jour feront toutes pschitt !
Et notre propre existence ne sera plus qu'un souvenir évanescent.
Au fil des siècles tout, absolument tout, sera dissous dans l’infini.

Je fus ce que tu es, tu seras ce que je suis.
Quelques gains de poussières d’étoiles.